L'histoire du moulin de la Weissbach vous est racontée
par Jean Pierre EHL

MÉMOIRES ROMANCÉ D'UNE RIVIÈRE

Je suis la rivière. Que je te dise tout de suite mon nom : je m'appelle WEISSBACH.
Je suis l'âme de la petite vallée où se niche un joli petit village. Pardon ! je devrais employer le passé imparfait car imparfait je le suis devenue à bien des égards. Donc, depuis la nuit des temps, j'étais l'âme de ce petit bout du monde appelé BERVILLER. Je l'étais pour les hommes, pour les bêtes, mais surtout pour les enfants qui aimaient jouer sur mes bords et batifoler dans mon lit.

En été, il arrivait quelquefois que mon débit diminuait ; mais je n'étais jamais à sec. Têtards et grenouilles se prélassaient dans mon onde, les hirondelles me donnaient des baisers furtifs. Dans le miroir de mon eau verte et bleue de jolis hochequeues observaient le vol des demoiselles et leur faisaient la nique ou la risette.

Tout cela, hélas ! c'est le passé. Il m'arrive maintenant, malgré le « SCHITTELBORN », le « WEITZB0RN » et quelques autres sources chargées par les nymphes de m'alimenter, oui, il m'arrive d'être à sec. Plus une seule goutte à offrir à mes amis d'antan. Ce n'était jamais le cas autrefois. Je n'y comprends goutte.

Je suppose que c'est la faute des hommes. Pourtant, vu mon grand âge, j'en ai croisé de ces animaux à 2 pattes. Aujourd'hui, hélas, ils ont réussi à me dompter, comme ils disent. Pour traverser le village ils m'ont enfermée dans une canalisation. J'y passe mon temps à lécher ma prison. Je finirai peut-être par l'aimer, car nous vivons ensemble dans la nuit, et, comme elle m'enlace gentiment, je lui confie mille secrets.

Je dois pourtant, car je suis sincère, vous avouer que ma vie d'autrefois n'avait rien de folichon. La bête noire de l'ennui me guettait. Pourrais-je un jour lui échapper ? Ce jour vint et tout changea. J'ai rencontré un homme, mais pas n'importe lequel : un être ingénieux et sans doute un peu ambitieux. C'était vers les années 20 du siècle dernier. Il conçut pour moi un grand intérêt, peut-être même de l'amour et décida de vivre à mes côtés, sinon à mes crochets : c'est selon ! Bref, cet homme (ses congénères l'appelaient Schidler), s'éprit de moi. Je devrais peut-être dire : il me domestiqua.

Il transforma mon courant en une large chaussée d'eau. Imaginez ses dimensions : 35m de long, 4m de profond. C'est précisé avec force détails dans le permis de construire délivré le 26 décembre 1821 par le roi Louis XVIII en son château des Tuileries. Et voilà mes eaux assagies allant faire de jolies cascatelles et caresser à longueur de journée la roue d'un moulin. Hélas ! Cela ne dura que l'espace d'un petit siècle, mais pour moi il fut riche d'aventures.

Le sieur Schidler décida vers 1820 de construire son moulin, pardon, notre moulin ; il lui en fallut de la persévérance et du savoir-faire pour se faufiler à travers les méandres administratifs de l'époque. Il réussit à surmonter toutes les difficultés. Comment s'y prit-il ? C'est avec l'aide de quelques amoureux de vieux documents qu'on a réussi à imaginer le pourquoi et le comment de la naissance du moulin. Une petite page d'histoire éclairera peut-être le lecteur de ces lignes. Un schéma très simplifié montre bien que Berviller était devenu une enclave, comme le précise le rapport du directeur des douanes du 23 août 1820 donnant un avis très défavorable à la construction d'un 2e moulin à farine. Il est vrai que le moulin Felschling suffisait largement aux besoins de la commune. Quelles astuces le sieur Schidler déploya-t-il ? Fit-il une pétition auprès des habitants de certains villages comme Tromborn qui ne possédaient pas de moulin ? Toujours est-il que ce couple avisé finit par obtenir l'autorisation. Pourtant le rapport des douaniers précisait que ce moulin était surtout destiné à favoriser la fraude, l'exportation prohibée de blé ou de farine vers la Prusse. Il est vrai que le prix de ces denrées était monté en flèche chez nos voisins. Cela était dû à des années de vaches maigres. Les nouveaux gouvernants avaient même imaginé des menus très spéciaux, des espèces d'ersatz destinés à remplir les ventres affamés de nos voisins. Ecrites au tableau par les maîtres, les écoliers les recopiaient sur leurs ardoises avec ordre de remettre cela aux parents pour qu'ils puissent préparer les repas adéquats.

Voici cette recette de soupe

Un dénommé Liebertz imagina une soupe pareille à celle, prétendait-il, qui donnait aux jeunes spartiates des forces athlétiques. Mais la soupe de Sparte baignait dans du sang de taureau, et la sienne dans une grande quantité d'eau...

Sparrezepte von Suppen und Eintopfgerichten schrieben Lehrer auf Klassentafeln und ihre Schüler auf Schiefertafeln ab. Liebertz überlieferte uns das sogenannte spartanische Suppenrezept. Der Name "Spartanische Suppe" scheint verfehlt zu sein, da in diese frisches Stierblut eingerührt wurde. Diese Suppe sollte den jungen Spartanern athletische Krâfte verleihen, im Kreisgebiet aber nur den quälenden Hunger stillen.

Hier das Suppenrezept : "Man nimmt dazu 1 pfund Queckenwurzeln, 16 Lot (1 Lot = 16,5 g) Hafergrütze, 8 pfund Kartoffeln, 1 pfund Möhren, 1 pfund Rüben, 4 Lot Speck, 4 Lot Zwiebeln , 12 Lot Salz, 1/4 Lot Pfeffer, 1 pfund Brot, 1 Mass Milch."

Diese Suppe sollte acht Hungrigen zu zwei Mahlzeiten verhelfen. Es fragt sich nur, wieviel Wasser die Menschen in sie hineinschütten mussten, damit ihr Magen nach der Mahlzeit wenigstens gefüllt war.

Hunger und Not führen in den Kreisorten zu Bettelei, Landstreicherei und Diebstahl ; hinzu kamen noch plündernde Marodeure.

Der Ruhe und Ordnung wegen wurden im Mai 1817 Abteilungen der Burgerwehr aufgerufen.

ln Landesvisitationen versuchten diese Bürgerwehrleute der Bettler und Landstreicher habhaft zu werden. Wer sich nicht ausweisen konnte, wurde ausgewiesen oder verhaftet.

Fraude ou pas fraude ?

S'agissait-il vraiment de fraude ? Il se peut fort bien que le sieur Schidler et quelques autres n'aient qu'un but : procurer leur pain quotidien aux Français qu'on était en train de prussianiser. Qu'ils se fassent payer pour cela en espèces sonnantes et trébuchantes est possible.

Le rapport du directeur des douanes

Le rapport du directeur des douanes datée du 23 août 1820 donne un avis très défavorable à la construction d'un deuxième moulin à farine le motivant ainsi : la commune de Berweiler se trouvant enclavée dans le territoire étranger, les habitants profitent généralement de cette position pour se livrer à la fraude, surtout celle des grains, à laquelle il est, sur ce point, très difficile d'apporter des obstacles efficaces... La grande proximité de l'étranger donne aux habitants la facilité d'exporter des grains, sous le prétexte, lorsqu'ils sont rencontrés par les employés, qu'ils les conduisent au moulin...

L'ordonnance du roi

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre ;
A tous ceux qui ces présentes verront, Salut,
Sur le rapport de notre Ministre Secrétaire d'Etat du département de l'Intérieur,
Notre Conseil d'Etat entendu,
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Article 1 er
Le Sr Schidler est autorisé à construire un moulin à farine à un tournant dans la commune de Berveiller, département de la Moselle et à le mettre en jeu au moyen d'une prise d'eau faite dans le ruisseau de Weisbach.
(suivent les articles 2 à 11)
Donné en notre château des Tuileries le vingt six décembre de l'an de grâce mil huit cent vingt un et de Notre Règne le vingt septième.
Signé Louis

Quand l'Histoire avec H majuscule rencontre sa petite soeur avec h minuscule

1812-1813 : CAMPAGNE DE RUSSIE.
« Il neigeait ; on était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l'aigle baissait la tête. »

30 MAI 1814 : PREMIER TRAITE DE PARIS.
Sarrelouis et les villages d'alentour, français de coeur et d'esprit, restent français. LOUIS XVIII, frère de LOUIS XVI, devient roi.

25 FEVRIER 1815 : LE RETOUR DE L'AIGLE.
Napoléon quitte son royaume lilliputien (l'île d'Elbe).
Commence la brève aventure des cent jours.

18 JUIN 1815 : WATERLOO,
Waterloo, morne plaine ...

20 NOVEMBRE 1815 : DEUXIEME TRAITE DE PARIS

Suite au 2e traité de Paris Sarrelouis et toutes les communes du secteur tombent sous le joug de la PRUSSE. La mémoire collective rapporte que lorsque les Prussiens rentrèrent à Sarrelouis ils furent reçus magasins fermés et volets clos. BERWEILLER, arrondissement de THIONVILLE, devint une enclave, car, les deux communes voisines, MERTEN et VILLING furent rattachés à la Prusse. Leurs habitants eurent beau rechigner, s'indigner, rien n'y fit, mais eux, les Prussiens, eurent beau essayer de rayer de leur âme et de leur coeur le beau mot de France, ils n'y parvinrent point. La jeunesse masculine devait le moment venu, passer le conseil de révision à la « prussienne ». Un jeune homme de Villing refusa obstinément. Un document intéressant glané dans les archives, rappelle cet acte de courage.

Document glané dans les archives (en allemand)

... Die ersten jungen Männer mussten 1817 zur Musterung. Mit dem Gestellungsbetehl war eine Strafandrohung verbunden : Falls ein Wehrpflichtiger nicht zur Musterung erscheine, würde der Wohnort des nicht Erschienenen mit Zwangseinquartierung belegt. Als eine der ersten Gemeinden traf es die Gemeinde Willingen, die 1817 noch zu Preussen gehörte:

An sämrntliche Herrn Bürgermeister.
.Johann Göhl aus Willingen, Bürgermeisterei Ittersdorf, 25 Jahre alt, wurde, mittelst eines allgemeinen Befehls an sämmtliche Militär Dienstpflichtige dieses Kreises, aufgefordert sich im Monat Oktober des verflossenen Jahres vor der Kreis Ersatz-Commission in Saarlouis zu stellen: Er ist aber widerspänstiqerweise nicht erschienen. Die Aufforderunqen die an Denselben erlassen worden sind, um sich als Landwehrmann dahier verpflichten zu lassen, sind eben wohl von ihm unbeachtet geblieben. Als Vorführungs-Befehle welche seinetwegen an die Gensdarmerie ergangen sind konnten nicht vollzogen werden, obschon dieser Göhl ganz in der Nähe des Orts-Vorstandes wohnte ; Endlich als der Unteroffizier der Gensdarmerie,diesen widerspänstiqen Dienstpflichtigen am 27ten lezthin bereits arretirt hatte, musste er Denselben, des Zusammenlaufes der Einwohner wegen und weil Göhl sich mit gezogenem Messer zur Wehr sezte, wieder frei lassen.

Eine so hartnäckiqe Widersetzlichkeit von Seiten des Göhl und eine so sträfliche Nachlässigkeit von Seiten des Orts-Vorstehers von Wil!ingen konnte nicht ungeahndet bleiben. Es wurde daher ein Executions Commando von 1 Unteroffizier und 12 Gemeinen nach Willingen beordert ; der Unteroffizier und 2 Mann wurden bei dem Orts-Vorsteher, 2 Mann bei den Eltern des Göhl und die übrige Mannschaft, zwei und zwei, zu den wohlhabendsten Einwohnern eingelegt. Dieses Commando sollte in Willingen bleiben bis Joh. Göhl sich zur Erfüllung seiner Dienst-Pflichten hier würde eingefunden haben, und jedem Mann nebst freiem Quartier und Verpflegunq täqlich 6 Groschen, dem Unteroffizier aber 12 Groschen, gegeben werden.

Den 2ten Tag hernach wurde Göhl schon von den Einwohnern eingeliefert und die Execution so fort zurückqezoqen.

Ich bringe diesen Vorfall in der Absicht zur öffentlichen Kenntniss um jeden Orts-Vorstand vor der Strafe zu warnen die er seiner Gemeinde, bei Duldung von Desserteurs oder sonstigen widerspänstiqen Militar-Dienst-Pflichtigen unausbleiblich zuziehen würde.

Saarlouis den 4ten Mai 1818 Der Königliche Landrath. Schmeltzer.

Einquartierung (Réquisition de logement) : Pratique courante à l'époque. On choisissait des soldats réputés pour leur dureté...
« Louis XIV, après la révocation de l'Edit de Nantes, le fit à l'encontre des Protestants de Metz... »

La perte de Sarrelouis douloureusement ressentie

Colonie de Français venus des provinces de l'intérieur à l'époque de sa fondation par le Grand Roi, Sarrelouis était : essentiellement patriote. Elle avait ardemment vécu la période révolutionnaire et donné aux armées des centaines d'officiers, derrière Ney, Grenier, Reneauld. Les familles influentes de la région, les Villeroy, les Lasalle, les Gouvy, dont le chef se suicida pour ne pas devenir Prussien, étaient purement françaises. Il est vraiment douloureux que la diplomatie de la Restauration n'ait pu conserver cette ville à la France, et que le 30 novembre 1815, la garnison française ait dû évacuer la place forte, devenue officiellement prussienne. Naturellement la perte de Sarrelouis fut douloureusement ressentie par
les patriotes de la Moselle, et à chaque crise, en 1830, en 1848, l'opinion messine pensa vivement à la petite ville où les souvenirs français se maintinrent longtemps, de même que la langue nationale, plus ou moins mélangée de patois allemand.
CONTAMINE (op. cité)

Le départ du meunier

En 1835, le meunier Schidler et sa meunière quittèrent le moulin et allèrent s'installer ailleurs. Vinrent d'autres meuniers. Je me souviens tout particulièrement des Gousse ; ils avaient une ribambelle d'enfants que j'aimais beaucoup. Je finis par m'habituer à tout ce va-et-vient. Quand j'entendais la grosse voix du maître fredonner à longueur de journée cette chanson qui était devenue l'hymne de la corporation : « Das Wandern ist
des Müllers Lust ... » je savais qu'un changement était imminent. Ils venaient, restaient un certain temps et repartaient. ( Les archives mentionnent avec précision ce va-et-vient des maîtres meuniers.) Moi, par contre, comme a dit, je ne sais plus qui, de nous, les rivières : nous passons toujours mais ne partons jamais.

Donc je coulais, toujours pareille à moi-même. Et le sablier du temps aussi. En 1830 eut lieu une rectification de frontière et nos voisins de Merten et de Villing retrouvèrent la mère-patrie. 1870 ouvrit une parenthèse qui dura près d'un demi siècle. 1914 vida le village de ses jeunes hommes et habilla certaines femmes de noir. Au début de ce siècle M. Nicolas Knorst acheta le moulin qui était mort depuis belle lurette et dont il ne restait que peu de trace.

AUJOURD'HUI je ne continue à couler que par habitude. Je n'y prends plus aucun plaisir. Je suis devenue une pauvre petite rivière toute banale, une rivière que personne ne respecte, une rivière malheureuse ayant perdu son âme et son identité. Dans ma nostalgie je revois les 3 moulins qui firent autrefois ma fierté. Nous rêvons ensemble ; nous rêvons, nous rêvons. Alors je leur dis tout bas : « Oui, la vie était belle au temps de notre temps, mais tout finit par finir ! » Cette histoire aussi.